COMPTE-RENDU de la visioconférence & débat mardi 15 décembre 2020 | « C’était mieux avant ! »
Pour sa première visioconférence, le CIEP Liège en partenariat avec le CIEP culture frappe fort :
Paul Jorion, figure médiatique qui œuvre dans les champs de l’anthropologie, de la psychanalyse mais ayant acquis une solide expérience des milieux de la finance, a accepté notre invitation de réagir à l’affirmation communément admise que « C’était mieux avant ! »
Dans le but de baliser la discussion, nous nous proposions de partir du dernier ouvrage du philosophe Michel Serres aujourd’hui disparu, intitulé C’était mieux avant ! Pensé comme la suite de Petite poucette, cet ouvrage voulait être une réponse à « dix grands-papas ronchons [qui] ne cessent de dire à Petite Poucette, chômeuse ou stagiaire qui paiera longtemps pour ces retraités : « C’était mieux avant ! » ».
Mais d’emblée, Paul Jorion l’affirme sans détours : « Oui, c’était mieux avant ! ». Il se disait même réjoui de ne pas être le seul à le penser, en recevant l’invitation à débattre sur ce thème, sans prendre connaissance plus avant du fond de la pensée de Serres. Rapidement, Serres est cependant rejeté comme appartenant à la génération précédant la sienne, génération qui a connu le grand traumatisme de la seconde guerre mondiale et pense en conséquence que non, ce n’était pas mieux avant…
Qu’à cela ne tienne, Jorion s’est laissé guidé par son intuition première dont il a cherché à argumenter le bienfondé : le monde des années 50 et 60, celui de sa jeunesse, était indubitablement mieux. Voilà où se situe l’ « avant » pour notre conférencier. Sa démonstration a pris deux directions différentes la seconde impliquant la première : (1) poser la question du rapport des époques entre elles revient à poser la question de l’instrument pour les comparer – il y aura donc toujours du pour ou du contre en fonction de la position que l’on occupe – et (2) il faut tenter de comprendre pourquoi l’avenir radieux de l’an 2000 tel que la société des années 60 l’envisageait n’est pas advenu et que, par conséquent, c’était mieux avant.
En effet, le monde de l’an 2000 vu depuis les années 60 était communément envisagé, selon Jorion, comme un authentique pays de Cocagne. Or, si la projection extraordinaire d’un futur merveilleux « nous a été volée », c’est parce que la tout autant extraordinaire production de richesses qui n’a cessé depuis lors n’a pas été répartie de façon égalitaire. L’impensé de l’époque grandiose des années 50 et 60 réside précisément dans le fait que ce pays de Cocagne dont on entrevoyait le début n’était pas partageable par toutes et tous… Le reste de la conférence de M. Jorion a été une tentative de mieux cerner pourquoi et comment un tel partage n’a pas été possible.
Pourquoi la générosité promise dans les années 60 n’est-elle plus permise aujourd’hui ? La raison principale en est que le travail, abondant, offensif et à la manœuvre au sortir de la seconde guerre mondiale grâce aux mouvements conjoints des ouvriers et des syndicats, est en voie de disparition. Or c’est le travail qui crée de la richesse : moins de travail signifie invariablement moins de distribution de richesse, fruit de ce même travail. Aujourd’hui, il y a effectivement toujours plus de capital, par le biais de l’automatisation et la robotisation généralisées, et de moins en moins de travail vivant dans tout nouvel emploi. La conséquence générale pour la société est problématique, voire carrément suicidaire à long terme : on a de moins en moins de demande solvable, puisque l’emploi disparaît. La population, qui voit son pouvoir d’achat diminuer, peut tendanciellement moins consommer, ne permettant plus à la machine de tourner à plein régime, entrainant les sociétés dans un cercle vicieux infernal.
Le problème majeur réside donc dans le combat inégalitaire dans le partage de la valeur ajoutée. Il est nécessaire, clame Paul Jorion, que ceux qui récoltent les profits s’en délestent d’une plus grande partie pour que la grande machine économique tourne à meilleur régime ! C’est la raison pour laquelle une taxe sur les robots[1] afin de mieux répartir les fruits du travail via les services publics garantis par l’Etat est une solution qu’il faut mettre en œuvre sans plus tarder, selon Jorion. Dans la poursuite de cette logique de défense des services publics qui sont la marque d’un État-providence, le conférencier plaide rien de moins que pour son inscription dans la constitution ! Il l’argumente en faisant référence à un autre signe qui ne trompe pas que « c’était mieux avant » : alors qu’aujourd’hui on fait dépendre les dépenses publiques de la croissance, quand bien même elle soit clairement en panne, hier encore le principe-même de l’État-providence n’était pas discuté ! Les objectifs que la société se donnait guidaient les politiques publiques, alors qu’aujourd’hui les moyens financiers à la disposition de notre époque comptable définissent ces mêmes politiques, par conséquent toujours en-deçà de nos ambitions !
Enfin, Paul Jorion a clôturé son parcours historique par la mise en valeur d’un système promouvant la gratuité pour l’indispensable, dont il décèle l’origine dans le Discours des subsistances de Robespierre. Gratuité dans l’éducation, le logement de base, les soins de santé de base, l’alimentation de base : cela ouvre des perspectives pour l’avenir ! A rebours de tout revenu universel, qui coûterait cher à la collectivité, Jorion sait par son expérience dans les milieux financiers que tout argent redistribué aux populations fera nécessairement l’objet de stratégies des banquiers et autres gestionnaires de fonds financiers pour en saisir une partie. Et Jorion de rappeler, en guise de conclusion sur cet avenir de la gratuité, une assertion de l’économiste anglais J.M. Keynes dont il se veut un continuateur : « Un problème économique n’a jamais de réponse strictement économique ».
Et même si on ne doit pas perdre de vue que la guerre et les reconstructions à coups de milliards du plan Marshall (dont l’objectif premier était de contenir l’influence communiste sur le continent européen) ont rendu possible le monde des années 50 et 60, Paul Jorion a montré que c’était mieux avant, puisque les solutions proposées aux grands défis de notre temps sont selon lui le meilleur que ce monde-là a eu à offrir. Il est urgent de ne pas laisser quelques-uns s’accaparer toutes les richesses au détriment du plus grand nombre !
[1] Appelée « taxe Sismondi » par Jorion, du nom de ce penseur suisse de l’économie politique, Jean de Sismondi (1773-1842). Ce dernier pensait nécessaire de taxer le capital investi dans les machines puisqu’il accroit la productivité, donc les richesses, sans accroître les salaires tout en diminuant le nombre de producteurs, donc de recettes fiscales et de consommateurs possibles.