COMPTE-RENDU visioconférence&débat | 1843 | Les enquêtes ouvrières et la question sociale au 19e siècle

Dans le cadre du cycle de visioconférences consacrées à l’histoire de Belgique au 19e siècle[1], il nous a semblé important de s’arrêter sur 1843, à savoir la première enquête générale sur les conditions de vie de la classe ouvrière. Chaque arrêt dans le siècle se fait à partir d’une date, à propos de laquelle le conférencier invité se charge de nous éclairer sur « ce qui fait date », pour nous, dans les événements retenus.

Pour cette deuxième visioconférence, c’est Eric Geerkens, enseignant à l’Uliège en histoire économique et sociale et spécialiste des enquêtes ouvrières[2], qui nous fait le plaisir de nous en apprendre davantage sur les raisons, les modalités et le contenu de ces premières enquêtes.

Une mise en contexte tout d’abord : la jeune Belgique, en cette première moitié du 19e siècle, connaît une période de mutations et de transformations profondes. Et pour cause, elle est la première nation du continent à suivre le modèle anglais que l’on résume sous le concept de révolution industrielle. Trois phénomènes majeurs marquent cette révolution :

  • La concentration des moyens de production, dont la main d’œuvre
  • Un changement dans le rapport à l’outillage : la mécanisation deviendra la norme
  • Une nouvelle relation dans la manière de rémunérer l’activité : la relation salariale, grande conséquence de la très libérale révolution française

La machine devient rapidement le symbole de cette époque nouvelle. Mais, au fond, qu’est-ce qu’une machine ? Comme le dira William Cockerill père, promoteur du régime industriel à Verviers, « la machine est un dispositif matériel qui économise du travail humain » et, par conséquent, augmente drastiquement la production, tout en diminuant ses coûts. Mais les conséquences sociales n’en sont pas si heureuses : la main d’œuvre « libérée » (façon Révolution française) par la machine croît considérablement.

Cette nouvelle masse de main d’œuvre constituera un tout nouveau groupe social : le prolétariat (on ne l’appellera la « classe ouvrière » qu’à partir des années 1830). La bourgeoisie, classe alors dominante, ne connaît pas bien ce groupe social et, pour deux raisons, en a peur. D’abord à cause du potentiel important de révolte qui agite ses rangs (l’imaginaire révolutionnaire bat son plein à l’époque). Ensuite parce que les dégradations importantes des conditions de vie de ce groupe menacent son existence même, alors qu’il constitue le vivier de la force de travail nécessaire au nouveau régime industriel.

Qu’est-ce qui menace la possibilité même pour ce groupe de se reproduire socialement ? Le travail des femmes et des enfants. D’où germe l’idée qu’il faut une législation protectrice pour ces deux catégories en particulier. À défaut, les bourgeois scieront tout bonnement la branche sur laquelle tout le nouvel ordre social repose, ordre dont ils ont pris les rênes. C’est la raison pour laquelle une enquête sur les conditions d’existence de cette classe est envisagée comme une nécessité.

L’enquête comme instrument de réforme renvoie à la nature nouvelle du pouvoir politique, dont la vague de révolutions de part et d’autre de l’Atlantique entre 1770 et 1830 a considérablement changé les formes. Puisqu’il n’y a plus de référent d’autorité (le Roi, par la grâce de Dieu), les hommes de pouvoir doivent fonder leurs décisions sur un débat contradictoire, basé sur la discussion d’une documentation qui objective la réalité. Voici à grands traits l’essentiel du régime démocratique dans sa forme parlementaire, dont nous conservons bon gré malgré les attributs jusqu’à aujourd’hui.

Les enquêtes de 1843 sont lancées par le premier ministre d’alors, Jean-Baptiste Nothomb. Le vote de la première législation sociale en France l’année auparavant, interdisant le travail des enfants justement, n’y est pas pour rien dans cette affaire. Mais cette enquête d’envergure menée par le pouvoir en place est précédée par des enquêtes du Comité de salubrité publique de Bruxelles, en 1837, ainsi que par celles menées par l’Académie de Médecine, sans que cela ne mène à aucune décision sur l’amélioration des conditions de vie des ouvriers – M. Geerkens nous rapporte par exemple que dans des logements bruxellois, 70 habitations se partagent un seul et unique WC…

 

Quatre sous-enquêtes constituent en réalité cette vaste enquête dont les conclusions, de plus de 1700 pages, ne seront tirées qu’en 1846. Elles se répartissent comme suit :

  1. Les chefs d’entreprises, qui réalisent surtout des enquêtes statistiques. Les employeurs ne vont, à l’écrasante majorité, pas répondre !
  2. Les chambres de commerce, qui donnent leur avis sur la législation existante et possible. Il s’agit de la voix du patronat, qui est sans surprise très hostile à toute forme de règlementation, parce que vue comme entrave à la liberté d’entreprendre et de commercer.
  3. Le corps de mines, dont certains ingénieurs sont particulièrement inventifs. On pense au cas remarquable d’Eugène Bidaut qui étudie les informations médicales relatives aux conscrits militaires qui ont été réformés à cause de leurs déficiences physiques. Or ces réformés avaient travaillé dans les mines depuis leur plus jeune âge !
  4. Les médecins, qui mènent des enquêtes qualitatives sur et hors des lieux de travail. Ils réalisent 60 % de l’enquête en général. Ils vont travailler essentiellement sur les tables de mortalité et la différence en fonction du lieu géographique. La commission médicale de Liège, par exemple, dépouillera à la main000 dossiers de conscrits !

À cause de ses multiples dimensions et du manque de coordination effective, les conclusions de l’enquêtes sont très éclatées. Malgré tout, on observe trois remarques récurrentes, portant sur :

  • L’alimentation, qui est de très mauvaise qualité
  • Les logements, qui sont très insalubres et bien trop petits
  • Les malformations physiques et les atteintes au corps des ouvrières et des ouvriers

Par ailleurs, le reproche majeur qui est fait à la classe ouvrière est son imprévoyance et son irresponsabilité. La question sociale, au 19e siècle, est d’abord et avant tout envisagée comme une question morale par les politiques, alors même qu’elle se fonde sur les nouveaux rapports économiques nés du régime industriel. Il y a aussi un enjeu de distinction sociale très fort : les vrais responsables sont les bourgeois, raison pour laquelle ils détiennent le pouvoir…

Et tandis que les enquêtes en Angleterre ou France aboutiront à poser quelques petites limites aux abus des employeurs, les décideurs belges n’aboutiront à rien… En effet, les événements révolutionnaires de 1848 (« printemps des peuples ») vont accoucher à un raidissement de la classe possédante, et la vague attendue de réformes sera reportée aux années 1880 (voir nos deux autres visioconférences, d’abord sur l’année 1885 et le Congo de Léopold II, puis surtout concernant les révoltes et les grèves de 1886 et les premières vraies lois sociales), malgré d’autres enquêtes de l’académie de médecine, notamment, s’alarmant sur les conditions de vie des ouvriers. Le savoir ne peut suffire pour pouvoir !

Enfin, le conférencier a terminé son histoire des enquêtes en évoquant l’entreprise de la JOC, dans l’entre-deux-guerres, avec la proposition de Cardijn « d’aller y voir » de plus près, préalable nécessaire à l’action collective. Si la position de l’enquêteur est encore en surplomb, l’enjeu de faire de l’enquête un objet d’émancipation, par son horizontalité et son caractère ascendant, est clairement en rupture avec les enquêtes de 1843. Celles-ci auront été, il faut le dire, un voyage de la bourgeoisie au sein de leur Orient intérieur, le monde sauvage des ouvriers.

 

 

[1] Voir https://mocliege.be/cycle-de-visioconferences-historiques-la-belgique-au-19e-siecle/

[2] L’ouvrage collectif est co-dirigé par Éric Geerkens, Nicolas Hatzfeld, Isabelle Lespinet-Moret, Xavier Vigna, Les enquêtes ouvrières dans l’Europe contemporaine, Paris, La Découverte, 2019.

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